CHAPITRE XII

Mes fils, dis-je à Serri, émerveillé. De ce corps imparfait sont nés de magnifiques enfants.

Pour le moment, ils n'ont rien d'extraordinaire, à part l'odeur, fit Serri, retroussant les babines.

Riant à voix basse, je me penchai sur le berceau de chêne et d'ivoire. Avoir engendré un enfant me paraissait miraculeux. Deux, c'était purement incroyable !

— Vous serez des guerriers du clan, dis-je. Et un de vous deviendra Mujhar.

Celui-ci, dit Serri. Je le sens en lui quand tu le touches. Il est le premier-né. Il sera Mujhar.

— Et l'autre ?

Prince de Solinde ?

— Je ne crois pas. Solinde prépare de nouveau la guerre...

Prince d'Atvia ?

— C'est possible. Alaric n'a pas d'héritier mâle... Il ne lui reste qu'un fils de Gisella pour lui succéder sur le trône.

Il y a aussi Erinn.

Une vague de chagrin déferla en moi.

— Non, lir, pas Erinn. L'Erinn que je connaissais a disparu à tout jamais...

Je touchai les deux petites têtes, si proches l'une de l’autre, couvertes toutes deux d'un fin duvet noir. Un de bébés s'agita sous ma main ; le second fit de même. Communiquaient-ils ? Qui pouvait dire quelle serait la force de leur lien ?

Je parlai à celui que Serri avait désigné comme le premier-né.

— Mujhar... Un titre bien lourd pour un si petit garçon.

Ils ouvrirent les yeux en même temps. Je compris pourquoi mon père avait dit qu'il était facile de les reconnaître. Brennan, l'aîné, avait des yeux cuivrés qui tourneraient au jaune cheysuli en prenant de l'âge. Hart, le plus jeune, avait des yeux bleu clair, très semblables aux miens.

— Cheysuli i'halla shansu, petits guerriers, dis-je. Que vos vies soient longues et accomplies.

Lir, dit Serri d'une voix pressante.

Je me tournai, dégainant mon couteau. Mais ce n'était que Gisella.

Que Gisella ?

— Tu m'as abandonnée la nuit de notre mariage, gémit-elle.

— Gisella, dis-je fermement, je suis parti parce que je devais le faire.

— Tu m'as quittée. Tu m'as laissée toute seule...

— Gisella...

Son expression changea soudain.

— As-tu vu mes bébés ? As-tu vu mes fils ?

— Nos fils, Gisella. Ils sont à moi autant qu'à toi.

— Des bébés..., murmura-t-elle en se penchant sur le berceau.

Elle était redevenue mince et désirable. Mais je ne pouvais penser à coucher avec elle sans me souvenir aussitôt de Deirdre.

— Gisella, te rappelles-tu, quand Alaric m'a fait allumer ce feu sur la falaise ?

— A Atvia ?

— Oui.

Elle se détourna brusquement de moi. Je la vis tirer sur sa robe de chambre pour couvrir ses épaules.

— Tu penses à elle au lieu de moi, siffla-t-elle, ses ongles s'enfonçant dans le col en velours de son vêtement, comme si elle avait l'intention de se déchirer la chair.

Je fermai les yeux un instant. Quand je les rouvris, elle était face à moi, les larmes aux yeux. Ses doigts menus tiraient sur sa tresse comme si elle avait voulu l'arracher.

— Savais-tu ce qu'allumer ce feu signifiait ? demandai-je.

— Je voulais te garder !

— Par les dieux, Gisella, le savais-tu ?

Elle mordit sa tresse, tremblante.

— Le feu était si joli... J'aime voir de jolies choses ! Cela me fait plaisir !

En moi, la colère avait remplacé la peur.

Je lui attrapai le bras.

— Savais-tu ce que tu faisais ?

— Oui ! hurla-t-elle. Je t'ai donné des fils ! La succession est assurée !

Au moins, elle comprenait cela. Elle avait consolidé sa position en même temps que l'avenir d'Homana.

Dérangés par le bruit, les enfants pleurèrent.

A cet instant, la regardant, je sentis une puissante envie de meurtre. Elle était responsable de l'altération de ma personnalité ; elle avait fait de moi une marionnette, un homme capable d'abandonner celle qu'il aimait aux mains d'un assassin. Et pourtant, je savais que Gisella n'était pas entièrement coupable.

Puis la colère s'évapora, laissant la place au désespoir.

— Par les dieux, Gisella, tu ne comprendras donc jamais ? ( Je me détournai d'elle. ) Non. Tu en es incapable.

— Les bébés pleurent, Niall. Nous avons fait pleurer les bébés...

Elle se pencha sur le berceau ; puis elle commença à chanter, une mélodie que je ne connaissais pas, et que je trouvais insupportable. Quelle sollicitude, quel dévouement elle montrait pour les bébés ! En même temps, elle oubliait qu'elle avait rendu possible l'assassinat de Deirdre.

Je sortis et fermai la porte, puis j'appuyai mon front au mur.

— Niall. Qu'est-ce qui t'a causé un tel chagrin ?

C'était ma mère.

— La femme que j'ai épousée, dis-je. Si seulement j'avais pu écouter vos conseils et annuler le mariage...

— Tu n'en avais pas la possibilité à ce moment. Donal m'a expliqué comment la sorcellerie de Gisella t'a aveuglé.

— Jehana, dis-je, notant sa surprise à m'entendre parler en Haute Langue, il y a quelque chose dont j'aimerais vous entretenir. Pouvez-vous m'accorder un peu de temps ?

— Bien entendu, dit-elle. Tu sais que je te donnerais tout ce que tu désires.

Mais m'accorderez-vous la liberté que je vais vous demander ?

Je la suivis dans son solarium privé. Elle se détourna et gagna une des fenêtres. Cela me donna le temps de penser à ce que j'allais lui dire.

Je regardai son dos, droit sous la robe moulante verte qu'elle portait. Elle était encore si mince, si jeune d'aspect !

Je pris une profonde inspiration.

— Je ne suis pas Karyon.

Elle se raidit. Puis elle se tourna soudain vers moi.

— Quoi ? dit-elle.

— Je ne suis pas Karyon.

A son expression, elle commençait à comprendre ce que je voulais dire.

— Niall..., fit-elle.

— Si vous avez l'intention de me dire que vous le savez, permettez-moi de vous contredire. Trop souvent par le passé, vous m'avez fait me sentir inférieur. Je sais que vous n'en aviez pas l'intention. Vous pensiez qu'il s'agissait d'un compliment, mais c'était l'inverse.

Je me sentais incompétent, l'ombre de l'homme qu'a été votre père. J'ai son aspect physique... Mais je ne suis pas lui.

« C'était un homme, avec les défauts d'un homme. Comme moi. Cela ne diminue en rien sa valeur. Mais j'ai besoin d'être moi-même, de ne pas m'empêtrer dans la légende qu'il est devenu. J'entends respecter sa mémoire, au lieu de lui en vouloir.

— T'ai-je vraiment fait cela ? demanda ma mère d'une petite voix.

Inutile de tenter d'adoucir la vérité alors que je l'avais déjà blessée en la lui révélant.

— Sans le vouloir, oui.

— O dieux..., dit-elle, cachant son visage dans ses mains.

J'allai vers elle et l'enveloppai de mes bras. Elle pleura contre ma poitrine, avec une grande dignité.

Enfin elle releva la tête.

— Je l'aimais tellement ! Il était tout pour moi. Je n'ai pas eu de mère pendant ma jeunesse, car il l'avait déjà bannie. Quand j'ai pu la connaître, j'ai compris qu'elle voulait seulement m'utiliser contre lui. Et puis... je l'ai perdu.

— Les hommes sont mortels, jehana.

— Pas Karyon. Les hommes comme lui vivent dans les légendes et les lais qu'ils inspirent.

— Eh bien qu'il vive dans la magie de la musique, que ses actes soient chantés par les poètes.

— Mais pas dans l'existence de son petit-fils ? Je sais... Je ne dois pas attendre que tu prennes modèle sur lui. Les temps sont différents. Il n'est pas juste de te demander d'être quelqu'un d'autre que toi-même. Pendant longtemps, tu as été le prince homanan d'Homana, alors que tu es aussi cheysuli. Il était plus facile d'utiliser le moule établi que d'essayer d'en créer un nouveau...

— Je suis ce que je suis : cheysuli, homanan, solindien. Le reste est mon affaire.

— Le reste est l'affaire des dieux. Il est difficile pour une femme ayant eu un seul enfant de ne pas le modeler selon l'image qu'elle préfère...

— Qui peut dire ce que je deviendrai ?

— Tous auront leur mot à dire : les Conseils, les races, les loyalistes et les rebelles. Et les ennemis. Méfie-toi, Niall. De tes amis comme de tes ennemis.

Comme en écho à ses mots, j'entendis la voix de Strahan.

Observe tes amis et tes ennemis. Prends garde, car ils risquent de forger une alliance contre toi...

La piste du loup blanc
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